Printemps 2053 – Choc des cultures

Au printemps 2053, j’ai entrepris un voyage à vélo à travers la France, parcourant plus de 1000 km sur 6 semaines. Mon but était simple : rencontrer au hasard de mon chemin des inconnus et recueillir leurs histoires. Chacun de nous a des récits personnels qui révèlent bien plus qu’ils ne le laissent paraître. Ces histoires reflètent notre époque, nos territoires,  la complexité et la tendresse des relations humaines. À travers ce projet sur les routes de France, j’ai souhaité capter des témoignages de notre société. Voici l’un d’entre eux.

Pour en savoir plus sur le projet Printemps 2053


Lucas
43 ans
Agriculteur
Rencontré le 17 mai 2053 à Landos, Haute-Loire

Des champs arborés, une ferme isolée. Je m’arrête pour demander de l’eau.

 

Mon père ne voulait pas que je reprenne son activité agricole, il voulait que je fasse autre chose. Je l’ai vu travailler comme un âne toute sa vie, tout ça pour ne pas gagner grand-chose. J’ai rarement passé des vacances avec lui, l’été, avec ma sœur, on partait en vacances en colo ou chez notre grand-mère maternelle dans le Sud. […] Je crois que c’était le mépris, voire l’agressivité de certains envers mon père qui m’a le plus marqué pendant mon enfance. Il lui arrivait de se faire engueuler quand il traitait ses cultures contre les ravageurs. On l’accusait d’empoisonner la terre et les habitants avec ses traitements. Les gens étaient violents parfois ! Je me souviens d’un jour où il en est venu aux mains avec un voisin qui venait de s’installer. J’étais petit quand c’est arrivé, ça m’a pronfondément marqué. Je me rappelle encore de la scène en détail. Mon père avait passé la journée à épandre de l’engrais sur ses champs. En rentrant le soir, il a tout juste le temps de descendre de son tracteur que le voisin vient le voir furieux. Il lui reproche d’avoir balancé du poison dans ses champs alors que son fils jouait dehors. Mon père lui explique qu’il respecte la législation à la lettre et que ce n’était même pas des pesticides, mais de l’engrais solide qu’il avait épandu. Ce n’est pas dangereux. Le voisin ne voulait rien savoir, il était persuadé qu’il mentait. Mon père, excédé et fatigué, a fini par hausser le ton, le voisin lui a mis une gifle en réponse. C’est ma grande sœur qui a couru vers eux pour les arrêter. Elle était en pleurs et paniquée, en la voyant dans cet état, ils se sont calmés, honteux de la situation et le voisin est rentré chez lui. […] Ma mère n‘était pas là lors des faits, quand elle a appris, ce qu’il s’était passé, elle a voulu que mon père porte plainte. Mais il ne l’a jamais fait. Il ne voulait pas faire empirer les choses je pense. […] C’est compliqué à digérer ça : bosser dur et au lieu de recevoir de la reconnaissance,  on se fait engueuler.  […]
Tout me poussait à ne pas reprendre la ferme, mais je l’ai quand même fait, peut-être par masochisme (rire). […] Pendant mes études, mon père était encore en activité, même si j’ai grandi à la ferme, il y a plein de pratiques agricoles que j’ai découvertes au BTS Agriole. En fait, mon père n’avait presque pas changé sa façon de travailler la terre depuis qu’il a commencé. En 30 ans, le métier a pas mal évolué. On travaille plus la terre de la même façon. Je caricature, mais à l’époque de mon père, c’était la course au rendement, tout ce qui était indésirable était détruit et tout ce dont la plante avait besoin était introduit artificiellement. Avant mes études, c’était la vision que j’avais de l’agriculture : lutter contre la nature pour produire. Je savais que cette façon de faire causait de nombreux problèmes, mais je pensais que l’on n’avait pas le choix, c’était le seul moyen d’avoir des rendements suffisants pour nourrir tout le monde et pour pouvoir se rémunérer convenablement. […]
Pendant les études, on nous a enseigné une nouvelle façon de travailler la terre. Au lieu de travailler contre les écosystèmes, travailler avec, en s’appuyant sur les fonctionnalités offertes par le vivant. C’est ce qu’on appelle l’agroécologie. Ça permet de moins abîmer les sols, moins polluer, moins utiliser d’intrants et rendre le système plus résilientes. Je ne vais pas rentrer dans les détails parce que si je vous récite mes cours en entier on en a pour la journée. J’ai été sceptique pendant un temps sur la viabilité de telles pratiques. J’étais réac avant l’heure (rire). Je pensais que ce que les profs enseignaient était bien beau dans la théorie, mais que sur le terrain, c’est pas la même chose. La plupart des enseignants étaient des chercheurs, j’avais le sentiment qu’ils étaient déconnectés de la réalité. Avec le temps, même si je suis têtu, j’ai fini par accepter la réalité : même si tout n’est pas simple, il est possible de produire autrement et c’est viable. Mon stage dans une ferme en agroécologie a beaucoup contribué à me convaincre de la viabilité d’un tel système de culture. […]
Après mes études, j’ai commencé à travailler avec mon père dans l’exploitation. Enfin, je lui avais déjà donné pas mal de coups de main, mais là, on travaillait en cogestion, en tout cas c’est ce qui était initialement prévu (rire). J’ai tenté de lui faire adopter de nouvelles choses apprises au BTS ou vues au cours du stage, mais on s’engueulait, donc j’ai vite arrêté. C’est difficile de changer ses habitudes quand elles sont appliquées depuis des décennies. J’ai réussi à le convaincre de changer 2 ou 3 choses, mais c’est tout. […]

Quand mon père est parti à la retraite et qu’il m’a laissé reprendre la ferme, j’ai enfin pu mettre en pratique mes apprentissages. Dans un premier temps, j’ai commencé par changer des choses simples comme planter des cultures intermédiaires. […] Une culture intermédiaire c’est une plante cultivée entre deux cultures principales, généralement pendant une période où le sol serait autrement laissé nu. C’est très utile, ça sert à beaucoup de choses comme enrichir les sols, réduire l’érosion, augmenter la biodiversité et prévenir la croissance des mauvaises herbes. […] J’ai également introduit de nouvelles cultures dans la rotation au détriment d’autres qui n’étaient plus adaptés aux nouvelles conditions climatiques. Mon père continuait à faire pousser du maïs malgré les sècheresses à répétition, c’était insensé !  Chaque été il s’arrachait les cheveux avec l’irrigation, d’autant qu’avec les restrictions d’eau de plus en plus fréquentes c’était devenu un enfer. […] J’ai pas tout changé non plus, j’ai gardé la plupart des cultures qu’il produisait mais pour certaines, j’utilise de nouvelles variétés plus adaptées au changement climatique. Petit à petit, j’ai converti la ferme à l’agroécologie. Mon père n’était pas très encourageant. Il disait que les rendements allaient être catastrophiques et que les cultures seraient mangées par les insectes et les champignons. Même si les premières années ont été compliquées, en fin de compte, les résultats ont fini par lui donner tort, il a même admis s’être trompé sur plein d’aspects. Et le connaissant c’est pas souvent qu’il reconnaît ses erreurs (rire). Il est vrai que les rendements ont baissé, mais les stress hydriques causés par les sècheresses ont surement aussi joué sur cette baisse de production. Je ne sais même pas si j’aurais fait mieux avec les pratiques de mon père. Malgré la baisse de rendement, j’arrive à me dégager un salaire plutôt correct.  Les consommateurs ne veulent plus de produits bourrés de traitement en tout genre, ma production est plus qualitative et j’arrive à la vendre à un meilleur prix. Et vu que j’utilise beaucoup moins d’engrais et de pesticide, j’ai moins de dépenses d’autant qu’ils ont fortement augmenté ces dernières années. Et je ne risque plus de me faire casser la gueule par un voisin (rire). Au contraire même ! Il y a peu, ma ferme a reçu un label qui atteste de l’impact positif de celle-ci sur la biodiversité, grâce à ça, le département me rémunère pour le travail que je fais en faveur de l’environnement.

 


 

Changements de pratiques agricoles

L’agriculture est l’un des secteurs les plus à risque quant aux conséquences du réchauffement climatique. C’est également un secteur fortement dépendant des énergies fossiles grâce à la mécanisation et la production d’engrais. Par exemple, la production d’engrais azoté est dépendante du gaz naturel et représente plus de 2 % des émissions de gaz à effet de serre mondiale.
Par ailleurs, certaines pratiques agricoles ont été pointées du doigt quant à la pollution des sols, la perte de biodiversité (1). À contrario, le développement de pratiques agricoles tel que l’agroécologie peut aider à capter le CO2 atmosphérique, enrichir les sols, être garant de la biodiversité et assurer la résilience de l’agriculture. De plus, les travaux de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) estiment que le passage vers l’agroécologie est l’un des meilleurs moyens de permettre à l’agriculture française d’être plus résiliente, de faire face aux changements climatiques et de limiter sa dépendance aux énergies fossiles (2).

 

Principaux leviers de l’agroécologie :

  • Diversifier les variétés et les cultures, pour réduire la vulnérabilité et favoriser la résilience.
  • Introduire des légumineuses qui apportent de l’azote au sol.
  • Introduire des plantes de service pour lutter contre les bioagresseurs, les plantes indésirables et améliorer les propriétés du sol.
  • Utiliser des biopesticides d’origine végétale, des pièges aux phéromones, des ennemis naturels des ravageurs, plutôt que des pesticides de synthèses, pour protéger les cultures.
  • Associer culture et élevage pour enrichir les sols et pour valoriser les surfaces en herbe et les sous-produits des cultures en tant qu’aliments pour les animaux (pailles, tourteaux).
  • Couvrir les sols pour les protéger contre l’érosion, pour stocker du carbone, augmenter la réserve utile en eau et apporter de la matière organique.
  • Planter haies, bandes enherbées, fossés, mares, pour soutenir la biodiversité, la qualité de l’eau et limiter le ruissellement.
  • Introduire des arbres pour favoriser la biodiversité, la qualité du sol et de l’eau, apporter ombre et protection aux animaux et aux cultures.
Il n’y a pas de solution miracle, l’agroécologie implique un besoin en main-d’œuvre plus important et une baisse de rendement par rapport à l’agriculture conventionnelle. (3) Ce qui rend la production en agroécologie moins compétitive et risque de précariser davantage les agriculteurs et agricultrices.
La conversion de l’agriculture conventionnelle vers l’agroécologie peut-elle garantir à la France sa souveraineté alimentaire ?
La baisse de rendement liée à la transition vers l’agroécologie et au réchauffement climatique peut être compensée en réduisant le gaspillage alimentaire, il correspond aujourd’hui à 1/3 de la production mondiale (4). La réduction de la consommation de viande permettra également de réorienter certaines cultures destinées à l’alimentation animale vers l’alimentation humaine (5).
Les espèces et les variétés de plantes cultivées vont évoluer pour être plus adaptées aux nouvelles pratiques agricoles, mais surtout pour être plus résistantes aux stress liés à la chaleur et au manque d’eau. La capacité d’adaptation des agriculteurs et agricultrices permet de limiter la baisse de rendement liée aux bouleversements climatiques.
Et pour les agriculteurs et agricultrices. L’agroécologie est-elle économiquement viable ? La baisse de rendement ne risque-t-elle pas de paupériser davantage la profession ?
Le consommateur est un levier central dans la transition vers une agriculture durable. Faire le choix de produits locaux et de meilleures qualités, quitte à payer un peu plus cher les produits, c’est permettre à ceux qui cultivent la terre d’être mieux rémunéré tout en accélérant la transition vers une agriculture durable. Ce coût peut être compensé en favorisant l’achat des produits locaux, bruts et en consommant moins de viande.
Le développement des labels qualité est un témoin d’une transformation en cours de la consommation et donc de la production. (6)

 

(1) Évaluer l’impact des politiques agricoles sur l’environnement. INRAE Institutionnel.
https://www.inrae.fr/actualites/evaluer-limpact-politiques-agricoles-lenvironnement

(2) L’agroécologie source de solutions. INRAE.
https://www.inrae.fr/dossiers/lagriculture-va-t-elle-manquer-deau/lagroecologie-source-solutions

(3) https://www.iddri.org/sites/default/files/PDF/Publications/Catalogue%20Iddri/Etude/201809-ST0918-tyfa_1.pdf

(4) Pertes et gaspillages alimentaires. (2021). Représentation permanente de la France auprès de l’ONU à Rome.

https://onu-rome.delegfrance.org/Pertes-et-gaspillages-alimentaires#:~:text=En%202019%2C%20une%20%C3%A9tude%20du,restaurants%20et%20autres%20services%20alimentaires.

(5) Un tiers des terres cultivables dans le monde sont destinés à nourrir les animaux d’élevage. 70 % en Europe.
Ritchie, H., Rosado, P. & Roser M. (2022). Environmental Impacts of Food Production. Our World in Data
https://ourworldindata.org/environmental-impacts-of-food

(6) https://www.economie.gouv.fr/dgccrf/Publications/Vie-pratique/Fiches-pratiques/Signe-de-qualite

Autres références :

https://theconversation.com/lagroforesterie-ou-lart-de-mettre-des-arbres-dans-les-champs-54974

https://www.notre-environnement.gouv.fr/actualites/breves/article/l-agroecologie-est-elle-rentable

 

isolée

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