Printemps 2053 – Lessive et étagère

Au printemps 2053, j’ai entrepris un voyage à vélo à travers la France, parcourant plus de 1000 km sur 6 semaines. Mon but était simple : rencontrer au hasard de mon chemin des inconnus et recueillir leurs histoires. Chacun de nous a des récits personnels qui révèlent bien plus qu’ils ne le laissent paraître. Ces histoires reflètent notre époque, nos territoires,  la complexité et la tendresse des relations humaines. À travers ce projet sur les routes de France, j’ai souhaité capter des témoignages de notre société. Voici l’un d’entre eux.

Pour en savoir plus sur le projet Printemps 2053


Bérénice
33 ans
Ingénieure forestière
Rencontré le 16 mai 2053 au Puy-en-Velay, Haute-Loire

Le soleil est bas, la lumière orange colore les façades de la ville. Une femme assise à la terrasse d’un café m’aborde, mon vélo recouvert de bagages l’intrigue. Je me joins à elle et commande un café.

Mon compagnon et ma fille sont au cinéma. Il fait beau, j’ai préféré prendre un café en terrasse pour profiter du soleil avant qu’il ne disparaisse.[…]
Pierre et moi, on s’est rencontrés dans l’immeuble dans lequel on vivait tous les deux à Lyon. La première fois qu’on s’est croisé, c’était dans l’espace partagé, je mettais mon linge dans l’une des machines à laver tandis que lui était venu chercher des outils pour pouvoir fixer une étagère murale chez lui. Il était embêté parce qu’en plus d’outils, il s’était rendu compte qu’il avait besoin d’une personne pour l’aider, il fallait quelqu’un pour maintenir l’étagère en place pendant que l’autre la fixait au mur. Il est venu vers moi tout penaud demander mon aide. Le cœur sur la main, j’ai naturellement accepté (rire). On est allé chez lui pour voir ce qu’il en retournait. Ce boulet voulait mettre les vis directement dans le placo, sans cheville (rire). Il allait faire s’effondrer l’étagère en moins de deux et avec ça il allait exploser son mur. Ses maladresses pour le bricolage m’ont fait rire et lui aussi. J’ai fini par lui montrer comment fixer correctement une étagère murale. On a mis une plombe à installer l’étagère, par contre, on s’est bien marré. C’était un bon moment.
Après ça, on s’est souvent recroisé dans l’espace partagé. Je le soupçonne d’y aller quand il savait que j’y serais. Je vous avoue, je faisais la même chose (rire). Je savais qu’il faisait sa lessive chaque semaine au même moment, le mercredi en fin d’après-midi. Comme par hasard, je me suis mise à faire ma lessive au même moment. Je sais qu’il le savait, mais tant mieux, c’était un moyen de lui montrer de façon détournée que je l’aimais bien. La lessive du mercredi est devenue un rituel. Au lieu de remonter dans nos apparts le temps que la machine finisse, on restait dans l’espace partagé à discuter ou à jouer aux jeux de sociétés. Le courant passait bien entre nous, très bien même, les choses se sont faites naturellement. […]
Depuis qu’on a une fille, on a quitté Lyon pour s’installer ici. On a acheté un appart dans un immeuble partagé il y a quatre ans. Ça s’est beaucoup démocratisé les immeubles partagés, mais pour nous, c’était nouveau. L’appart est assez petit, on est 3 dans 45 m². Mais il y a beaucoup d’espaces mutualisés dans l’immeuble. Il y a une buanderie, un salon, un grand jardin, un atelier de bricolage, une bibliothèque, une petite salle de cinéma et je crois que j’ai fait le tour de tous les espaces. On est une vingtaine à vivre dans l’immeuble et à se partager tous ces espaces, c’est bien, on ne se marche pas sur les pieds. […]
Honnêtement, les immeubles partagés c’est top, on a gagné en qualité de vie c’est sûr. Moi je suis assez sociable, je suis contente d’être souvent avec du monde, il y a plein de choses organisées dans l’immeuble : soirée cinéma, soirée jeux de société, atelier de réparation, potager collectif et autres… Je ne me serais jamais mise à cultiver des légumes si j’avais un potager pour moi toute seule. Là c’est sympa, on cultive à plusieurs et l’été, on se fait des barbecues tous ensemble avec les légumes du potager. […] Franchement c’est plutôt bien organisé, c’est une agence qui gère toutes les corvées des espaces partagés. Le ménage et les réparations c’est eux. Quand il y a des conflits entre des habitants, c’est rare mais ça arrive, c’est encore eux qui gèrent aussi. Il y a un médiateur qui vient de temps en temps pour s’assurer que tout va bien. C’est un peu le confident de tout l’immeuble (rire). De toute façon, ce genre d’endroit n’attire pas trop les misanthropes. Les gens qui choisissent de vivre dans un immeuble partagé le font en toute connaissance de cause. Ils savent qu’ils vont devoir cohabiter. […]
Ah oui, autre chose, quand on a un enfant c’est top ce genre d’immeuble. Il y a un couple de retraités dans l’appart, ils se proposent souvent de garder les enfants de l’immeuble, tout le monde y trouve son compte. Pour moi, ça fait parfois du bien de ne pas avoir tout le temps ma fille dans les pattes, et pour eux, ils profitent de la jeunesse, ils s’en occupent comme si c’était leur petit enfant. À Pâques, ils ont carrément organisé une chasse aux œufs dans le jardin avec tous les enfants de l’immeuble. […]
Pierre est plutôt casanier, il appréhendait ce genre d’immeubles. En fin de compte, il est plutôt content. La dernière fois, il m’a dit que ça l’obligeait à voir du monde. Il aime bien être avec du monde mais ça le fatigue vite. Quand il en a marre, il se réfugie dans l’appart pour être tranquille.

Le rapport à la propriété

À l’heure où la sobriété énergétique est une nécessité pour construire une société durable, il est légitime de remettre en question la propriété de certains biens. Est-il indispensable de posséder son propre lave-linge ? On ne l’utilise qu’une à deux fois par semaine. Est-il indispensable d’avoir sa propre tondeuse à gazon ou sa propre perceuse ? Il est vrai qu’avoir son matériel à soi, cela permet de pouvoir s’en servir quand on veut et s’i l’on n’en prend pas soin, on ne s’en prend qu’à soi-même. D’un autre côté, avoir ses propres outils, ça coûte cher à chacun et ça a également un coût environnemental considérable.
Dans un immeuble de huit logements, au lieu d’avoir un lave-linge par foyer, on pourrait en avoir seulement deux partagés pour tous. On réduit considérablement le coût économique et environnemental pour laver son linge. Cette mutualisation peut être l’occasion de créer des liens avec nos voisins.
Pour développer la mutualisation des biens, il est nécessaire de changer notre rapport à la propriété. Il semble également indispensable de penser l’organisation de cette mutualisation, pour que les objets partagés ne finissent pas dans la tête du voisin.
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