Printemps 2053 – La lutte des classes

Au printemps 2053, j’ai entrepris un voyage à vélo à travers la France, parcourant plus de 1000 km sur 6 semaines. Mon but était simple : rencontrer au hasard de mon chemin des inconnus et recueillir leurs histoires. Chacun de nous a des récits personnels qui révèlent bien plus qu’ils ne le laissent paraître. Ces histoires reflètent notre époque, nos territoires,  la complexité et la tendresse des relations humaines. À travers ce projet sur les routes de France, j’ai souhaité capter des témoignages de notre société. Voici l’un d’entre eux.

Pour en savoir plus sur le projet Printemps 2053


Yanis
25 ans
Gérant d’un magasin de vélo
Rencontré le 11 mai 2053 à Brive-la-Gaillarde, Corrèze

Fin de matinée, je fais réparer la roue de mon vélo. Après réparation, le gérant prend sa pause déjeuner. Nous mangeons ensemble.

 

Pour tout te dire, je viens d’un milieu modeste, mon enfance c’était pas un conte de fées. J’ai grandi à 5 dans un 60 m², ça a été une galère, on manquait toujours de tout à l’appart. Ma mère, elle a fait tout ce qu’elle pouvait pour nous, mais la volonté ça suffit pas forcément pour s’en sortir. Petit, j’avais droit aux vêtements trop petits pour mon grand frère qui avait lui-même reçu de mon autre frère. Et ces enfoirés, ils sont pas très soigneux ! J’avais le droit à des tee-shirts déformés, tachés ou troués. Je peux te dire qu’on s’est pas mal foutu de moi à l’école. […]
On voyageait pas l’été. On passait nos vacances dans la piscine municipale beaucoup trop petite pour le monde qui venait. À part aller à la piscine, on savait pas trop quoi foutre, je passais mon temps avec quelques copains restés dans le coin. On passait notre temps à regarder des conneries sur les téléphones, on regardait des gens qui étaient aux Maldives, Thaïlande et autre. Ils passaient un tout autre été que nous sur leurs Jet skis ou le cul dans une belle Porsche décapotable. On se disait qu’un jour ce serait nous à leur place. […]
Par rapport à d’où je viens, je m’en suis plutôt bien sortie. Au début j’ai pas mal galéré avec les travaux en intérim, mais j’ai fini par trouver ce boulot plutôt bien payé et sympa. Je vais pas te mentir, vendre et réparer des vélos c’est pas le métier dont je rêvais petit, mais c’est pas si mal. Surtout que j’ai que le bac moi, j’ai pas fait de grandes études. […]
Ça va peut-être t’étonner, mais après le bac, j’ai débuté une prépa pour intégrer une école d’art. Ça n’a pas duré longtemps. L’idée d’intégrer une école d’art venait pas de moi à la base, mais d’un prof que j’aimais beaucoup. Monsieur Poulalion, mon prof de littérature en seconde et première. […] En seconde, j’étais pas très scolaire, j’étais au lycée général uniquement parce que ma mère voulait absolument que j’ai le bac. Je m’emmerdais pas mal en classe, du coup je me mettais au fond de la classe pour être tranquille et dessiner dans mon coin. Forcément avec les profs on s’aimait pas trop, je me prenais des remarques tout le temps. Certains profs abusaient, ils me prenaient vraiment pour un con. Un jour, le fameux prof m’a demandé de rester à la fin du cours. Je pensais me faire engueuler parce que j’avais fait que dessiner des conneries sur mon cahier. À la fin du cours, je vais le voir sur la défensive. Je me souviens exactement de ce qu’il m’a dit : «C’est tout ce que tu peux faire ?» Sur le coup, j’ai pas trop compris où il veut en venir, puis il enchaîne en m’expliquant qu’il trouve mes dessins intéressants, que je peux faire quelque chose de mes capacités. Il m’a encouragé à bosser sérieusement pour ne pas gâcher ce talent. Il m’a accompagné dans tout mon lycée, il m’a beaucoup aidé et motivé à avoir de bons résultats pour espérer rentrer en école d’art. J’ai eu mon bac avec mention et j’ai réussi à intégrer une prépa en art à Bordeaux. Sans lui j’aurais sûrement rien eu de tout ça. J’ai rendu fière ma mère, mais aussi monsieur Poulalion. Il m’a promis de lui envoyer des nouvelles après le lycée. Après ça, j’ai intégré la prépa. Ça a été très dur, je ne me sentais pas du tout à ma place là-bas, je me demandais chaque jour ce que je faisais là. Avec ça, j’étais toujours en galère d’argent. Les bourses d’études c’est bien, mais absolument pas suffisant à Bordeaux. En plus de ça, les profs nous demandaient d’acheter plein de matos pour les cours et les projets persos. La prépa me prenait tout mon temps, impossible de faire des petits boulots à côté. […]
Beaucoup de mes potes avaient arrêté les études pour bosser, je les voyais se la péter sur les réseaux avec leurs sous, ça sortait tous les weekends, ça partait enfin sur des plages paradisiaques au bout du monde, un rêve de gosse. Et moi, j’étais toujours là à manger des pâtes pour la cinquième fois de la semaine. J’ai fini par abandonner mes études et je suis rentré à Brive. J’ai jamais recontacté mon prof, j’avais terriblement honte d’avoir échoué, je ne voulais pas le décevoir, surtout après tout ce qu’il avait fait pour moi. Mais j’avais pas d’autre choix que d’abandonner, j’en pouvais plus d’être seul et surtout, j’en pouvais vraiment plus de la galère. […]
Après ce court passage en prépa, je me suis inscrit dans une agence d’intérim et je prenais tous les boulots qu’on me proposait, même les plus galères tant que ça payait bien. Je travaillais dans le froid ou sous un soleil dingue, je bossais souvent de nuit ou les weekends, c’était mieux payé. C’était l’occasion de sortir enfin de la galère et de profiter. J’ai fini par trouver un CDI dans ce magasin de vélo, j’ai commencé en intérim chez eux, ils ont fini par m’embaucher. J’étais doué pour la vente, peut-être parce que je passais mon temps à négocier avec ma mère petit. La pauvre… Je me souviens qu’une fois je l’avais gonflé pendant des mois pour avoir des Air Jordan, une paire de baskets incroyable ! J’avais fini par les avoir à Noël. J’étais tellement fière, j’avais l’impression que tout le monde m’enviait dans la rue en regardant ces merveilles aux pieds. Après ce Noël, ça m’est pas souvent arrivé, mais il me tardait de finir les vacances pour faire le malin à l’école devant les copains. Je me suis ramené avec mes belles pompes, mais elles n’ont pas beaucoup attiré l’attention, les gosses de riches, ils avaient ramené leur téléphone à 1000 balles reçu à Noël. […]
Petit à petit j’ai pris en grade dans la boutique. Le patron a fini par me nommer responsable de la boutique. Lui, il est en train de monter un second magasin à Tulle. […]
Maintenant que je gagne très bien ma vie et que je peux enfin me payer tout ce que j’ai rêvé petit, on vient m’emmerder. On m’explique que j’ai pas le droit de faire ce que je veux de mon argent, je l’ai volé ! Oui je mange de la viande à chaque repas, je me suis acheté une belle grosse voiture et je prends l’avion chaque année, je rattrape mes années de galères. Pendant des années y en a qui en ont bien profité, et aujourd’hui ce sont les mêmes qui nous disent : « c’est bon, nous on s’est fait plaisir, mais c’est pas bien pour la planète, donc maintenant c’est interdit. »

 


 

Consommation et intégrations sociales

Ce qui se joue dans la capacité à aller faire du jet ski en Californie, à acheter dans une épicerie bio, du quinoa fair-trade cultivé par Esteban dans une petite ferme des Andes, ou tout simplement à pouvoir aller acheter une paire de chaussures bon marché pendant les soldes, c’est, entre autres,  une nécessité d’intégration sociale. C’est de montrer à soi et à la société que l’on fait partie d’un groupe et que l’on a réussi (1) . C’est aussi, pour certains, l’occasion de pallier une frustration induite par une importante incapacité de consommer et, de ce fait, d’être en partie mis à l’écart de la société. Le besoin de consommer pour s’intégrer socialement est exacerbé par la société de surconsommation, fragilisant davantage les populations les plus fragiles économiquement (2) . La consommation de biens et de services a souvent un impact social et environnemental important. Il n’est plus possible de surconsommer ainsi. 

La publicité est un vecteur d’envies et de frustration. Son omniprésence est un facteur de surconsommation. Réguler ce domaine est un des outils à disposition pour réduire la surconsommation. 
Un point à ne pas négliger quant à la remise en question de certaines pratiques de consommation est qu’elle n’est pas purement objective. Il y a fort à parier que les classes populaires, déjà stigmatisées (3) par leur mode de consommation, en fassent principalement les frais. Le mépris et la culpabilisation ne sont peut-être pas la meilleure façon de faire changer les pratiques de consommation. Cela peut même être contreproductif.
Les classes populaires ont tendance à imiter les modes de consommation des classes aisées (4) . Si les classes aisées adoptent un mode de consommation « écoresponsable », il y a fort à parier que les changements de pratiques de consommation se diffusent dans la société tout entière.

 

C’est pas bien

« Tu vas au travail en voiture alors que tu as seulement 3 km à faire ! C’est pas bien, et si tout le monde faisait comme toi ? » Nous ne sommes pas dans un concours de vertus. On ne construit pas une société durable et désirable au travers de la culpabilisation.
Il existe de multiples façons de pousser aux changements de comportements sans passer par la moralisation. Les politiques publiques ont un rôle central à jouer dans ce domaine. Pour reprendre comme exemple la question de la voiture. Pour inciter à diminuer l’usage de la voiture, il existe plusieurs solutions encourageant la diminution de la voiture : développer les pistes cyclables, le réseau de transport en commun, faire en sorte que les transports collectifs soient plus rapides et moins chers que la voiture, mettre en place des journées sans voiture, faire des campagnes de sensibilisation, aménager le territoire pour réduire la dépendance à la voiture… 
Parfois, l’incitation n’est malheureusement pas suffisamment efficace pour faire changer rapidement le comportement des consommateurs. Il faut passer par l’interdiction. Quand c’est possible, mieux vaut inciter plutôt que de contraindre, les changements sont plus facilement acceptés de la sorte. 
La transition vers une neutralité carbone nécessite de réaliser rapidement de profonds changements si nous voulons un avenir viable. Plus nous prenons du retard et plus nous devrons avoir recours à la contrainte et l’interdiction pour accélérer le cours des choses. La gronde sociale ne sera que plus importante.

 

Inégalité face à la transition écologique

Augmentation du coût de l’énergie et de l’alimentation, logements petits et mal isolés, absence de système de climatisation… Les populations les plus pauvres sont les plus exposées face au réchauffement climatique (5). Ce sont également ces populations qui ont le plus à gagner dans la transition vers une société durable. Tout d’abord, ce sont ces classes qui auront le moins d’efforts à faire dans leur quotidien. Même s’ils ne sont pas extérieurs à la société de surconsommation, leurs modes de vie restent moins polluants que les classes aisées, ils voyagent moins, achètent moins souvent de voitures et de façon générale ils consomment moins (6). Inciter à l’isolation des logements via des fonds d’aide à la rénovation de bâtiments et/ou en imposant aux propriétaires immobiliers va permettre aux locataires et aux propriétaires de logements vétustes de réduire leur consommation de chauffage et avoir des logements moins froids l’hiver et moins chaud l’été. Le développement des transports en commun va permettre de se passer plus facilement de la voiture et des dépenses souvent considérables qui vont avec. L’augmentation du besoin de main-d’œuvre dans le secteur primaire et secondaire va permettre de diminuer le chômage dans les professions peu qualifiées (7).
En revanche, certaines politiques en faveur de la transition écologique peuvent se faire au détriment des classes les plus défavorisées : les voitures électriques neuves ne sont pas à la portée de tous, interdire les véhicules trop polluants dans certaines zones urbaines va avoir un impact important sur les populations pauvres. L’essence est une part de budget plus importante pour les classes populaires, choisir d’augmenter les taxes environnementales sur l’essence à un fort impact sur les populations défavorisées (8). 

 

(1) Bourdieu, P. (1980). La distinction, critique sociale du jugement. Revue française de Sociologie.
(2) Amossé, T. & Cartier, M., Sociétés contemporaines, n° 114, 2019/2, pages 89 à 122
(3) Consommation et classes populaires : l’histoire d’un jugement moral. (s. d.). https://www.ouishare.net/article/consommation-et-classes-populaires-lhistoire-dun-jugement-moral
(4) Amossé, T. & Cartier, M., Sociétés contemporaines, n° 114, 2019/2, pages 89 à 122
(5) World faces ‘climate apartheid’ risk, 120 more million in poverty : UN expert. (2019, 28 juin). UN News.
https://news.un.org/en/story/2019/06/1041261
(6) Lucas Chancel, L. (2021) climate change & the global inequality of carbon emissions, 1990-2020. World inequality Lab
(7) “La relocalisation de la production industrielle et l’augmentation de la demande en main-d’œuvre dans le secteur de l’agriculture, nécessaire pour se passer des énergies fossiles, va provoquer une augmentation du besoin en ouvriers industriels et agricoles. “
Shift project; (2022). Plan de de transformation de l’économie française. Odile Jacob
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