Printemps 2053 – Le repas de famille

Au printemps 2053, j’ai entrepris un voyage à vélo à travers la France, parcourant plus de 1000 km sur 6 semaines. Mon but était simple : rencontrer au hasard de mon chemin des inconnus et recueillir leurs histoires. Chacun de nous a des récits personnels qui révèlent bien plus qu’ils ne le laissent paraître. Ces histoires reflètent notre époque, nos territoires,  la complexité et la tendresse des relations humaines. À travers ce projet sur les routes de France, j’ai souhaité capter des témoignages de notre société. Voici l’un d’entre eux.

Pour en savoir plus sur le projet Printemps 2053


Bastien
54 ans
Assistant maternel
Rencontré le 13 mai 2053 à Aurillac, Cantal

Une fenêtre ouverte, une belle odeur s’en dégage. Au travers d’une fenêtre, entre la cuisine et la rue, une discussion commence. Elle se poursuit dans la cuisine, un verre de Porto à la main.

 

C’est l’odeur de la cuisine qui vous a amené jusqu’ici ? […] J’ai mis un rôti de bœuf au four, l’odeur vient de là. Ce n’est pas pour narguer le voisinage que j’ai ouvert la fenêtre de la cuisine, mais parce qu’il fait trop chaud à l’intérieur avec le four allumé. C’est l’anniversaire de ma fille aujourd’hui, ce n’est pas tous les jours qu’on fête ses 15 ans, c’est pour ça le rôti de bœuf, on se fait plaisir. […]
Moi, mes 15 ans, ça fait malheureusement bien longtemps que je les ai passés. Au même âge, je devais rentrer au lycée comme elle. La différence entre elle et moi au même âge, c’est qu’elle rentre au lycée avec une idée de ce qu’elle souhaite faire comme métier, du moins, dans quel domaine. C’est le milieu médical qui l’intéresse. Elle ne sait pas encore quel métier spécifiquement, elle a encore tout le temps de choisir. C’est une belle vocation. […] Rentrer au lycée en sachant ce qu’on souhaite faire après, c’est un véritable atout. On est plus enclin à se motiver pour travailler en classe et on est sûrement mieux dans ses baskets. […]
Moi, j’étais un peu paumé au lycée, ça s’est senti sur mes résultats scolaires. Mes parents étaient inquiets pour moi. On s’est souvent disputé, avec du recul je les comprends, ils s’inquiétaient pour moi. Sur la forme je les comprends, en revanche, sur le fond ils étaient parfois contre productifs. À cet âge-là, à tout âge d’ailleurs, mais particulièrement à cet âge-là, on ne supporte pas de se faire sermonner. J’étais un peu têtu et eux pas toujours bienveillants. J’étais paumé surtout, j’avais plus besoin que l’on m’aide plutôt que l’on me rabaisse.  C’est dur de voir la déception dans les yeux de ses parents. Ça a pas mal abîmé notre relation pendant un bout de temps. Aujourd’hui, je ne leur en veux pas, on ne se comprenait pas, c’est tout. On ne se comprenait pas, parce qu’eux et moi avons grandi dans deux époques très différentes. […]
C’était une drôle d’époque mes 15 ans. On nous prévoyait un avenir plutôt sombre. Je suis content de voir mes enfants plus optimistes que moi à leur âge. C’est impressionnant comment le monde a changé depuis mes jeunes années. On avait un mode de vie bien différent, c’était l’orgie. Je me souviens, j’avais un nouveau téléphone tous les 2/3 ans, on mangeait de la viande deux fois par jour. Avec mes parents, on voyageait partout dans le monde. Je me rappelle avoir passé un weekend prolongé à Marrakech quand j’étais petit. Lyon-Marrakech, Marrakech-Lyon en moins de 4 jours. Ça parait invraisemblable aujourd’hui.
Avec du recul, c’était fantastique les possibilités que nous avions de faire toutes ces choses. On se rendait pas compte de la chance que c’était. Après, c’est vrai qu’il y avait déjà une forme d’angoisse et de culpabilité à faire tout ça. Ma génération avait déjà conscience des conséquences de nos modes de vie. C’est d’ailleurs surement un peu pour ça que j’étais paumé adolescent, on était nombreux dans cette situation, c’était difficile de se projeter dans un avenir désirable. Mes parents avaient les moyens et le contexte permettait encore de consommer un peu n’importe comment. Dans cette situation, c’est dur de se priver. Il y avait une forme de dissonance cognitive entre le souhait de profiter à fond de certaines opportunités qui nous était offertes tout en sachant que celles-ci étaient néfastes. Surtout quand on sait que tout le monde faisait pareil, enfin, ceux qui en avaient les moyens. […]
Je ne sais pas vous, mais je ne suis pas pour autant nostalgique de cette époque, je suis bien content d’avoir vécu l’opulence de mon enfance, pour autant je ne la regrette pas pour autant. Je sais que ça a été plus compliqué pour mes parents qui n’ont connu que tardivement la sobriété. […]
Mes enfants n’ont pas la liberté de faire tout ce que j’ai pu faire au même âge, par contre ils ne sont pas malheureux pour autant, c’est peut-être l’inverse même. Certaines choses se sont faites plus rares, et comme on dit, c’est la rareté qui rend les choses précieuses. Petit, j’aurais pu manger un repas comme celui qu’on s’apprête à manger sans réellement y prêter attention. Aujourd’hui, je vais le déguster comme jamais, il aura le goût de l’exceptionnel ! Vous vous joignez à nous ?

 


 

La valeur des choses

On accorde de la valeur aux choses quand nous les savons rares. La transition vers un modèle de société durable va permettre de redonner de la valeur à certains moments de vie. Certes, nous n’aurons surement plus la possibilité de manger des tomates en hiver, de faire un Paris-Shangaï tous les 6 mois, d’acheter de nouvelles paires de chaussures tous les mois ou de chauffer sa maison à 22 °C l’hiver.
« Si l’on nous supprime ces plaisirs, l’existence ne va-t-elle pas nous sembler fade et ennuyeuse ?  » D’abord, il n’est pas question de supprimer totalement les biens et services que nous consommons et qui émettent du gaz à effet de serre, il faut simplement les réduire. C’est la quantité qui fait le poison. Si l’on achète à de rares occasions des vêtements par plaisir plus que par nécessité, si l’on mange de la viande exceptionnellement ou si l’on ne prend l’avion que quelques fois dans sa vie, alors ce n’est pas réellement un problème pour l’environnement. Le problème vient de la surconsommation, acheter compulsivement des vêtements que l’on ne mettra pas ou peu, manger de la viande rouge chaque jour ou prendre l’avion chaque année est destructeur. Au contraire, réduire notre consommation ne rendra pas la vie plus fade, la raréfaction de certaines choses redonnera bien plus de saveur à de nombreux aspects de nos vies auxquels nous ne prêtons presque plus attention aujourd’hui. À l’avenir, nous mangerons sûrement les meilleures pièces de bœuf de notre vie. Elles auront le goût de l’exception.

 

La viande

La consommation de viande est un sujet que l’on retrouve très souvent quand on parle de la crise climatique. À juste titre, car dans le monde, l’élevage est responsable de presque 15 % des émissions de gaz à effet de serre (1). Peut-on mettre toutes les viandes dans le même panier ? Non, la production d’un kilo de bœuf émet 8 fois plus de gaz à effet de serre que la production d’un kilo de porc (2). En fonction du mode d’élevage, l’impact sur l’environnement diffère également. Faire paître des vaches dans des alpages n’aura pas le même impact que produire du bœuf nourri au soja brésilien. De même, la production extensive de porc n’impactera pas les sols de la même façon que l’élevage industriel (3). Un autre impact non négligeable concerne l’utilisation des sols pour nourrir les animaux d’élevage. On estime que dans le monde il y a 1,7 milliard de bovins, 1,9 milliard d’ovins et de caprins, 1 milliard de porcs et 19,6 milliards de poulets (4). Il faut nourrir tout ce monde-là ! C’est pour cela qu’un tiers des terres cultivables dans le monde est destiné à nourrir les animaux d’élevage (5). En France, on monte à 70 % (6). La baisse de rendement agricole provoquée par le réchauffement climatique et la transition vers une agriculture durable va demander plus de surface pour nourrir les Hommes. Nous ne pourrons plus produire autant de viande si l’on veut nourrir l’ensemble de la population humaine.

 

Émission de gaz à effet de serre associée à la production de 1 kg de nourriture

 

Répartition de la biomasse des mammifères présents sur terre

 

Un tiers de la surface terrestre est occupée par l’agriculture et l’élevage
La moitié de l’expansion des terres cultivables se fait au détriment de la forêt

(1) FAO. (2013) Tackling climate change through livestock.

(2) Ritchie, H., Rosado, P. & Roser M. (2022). Environmental Impacts of Food Production. Our World in Data.
https://ourworldindata.org/environmental-impacts-of-food

(3) En Bretagne, l’élevage intensif provoque une augmentation significative de nitrate dans les sols et rivières. Cela provoque la destruction de la faune aquatique et provoque la création de marée verte toxique.

(4) Livestock counts. Our World in Data.
https://ourworldindata.org/grapher/livestock-counts

(5) Ritchie, H. & Roser M. (2019). Land Use. Our World in Data.
https://ourworldindata.org/land-use

(6) Élevage et occupation des terres. INRAE Institutionnel.

https://www.inrae.fr/actualites/infographie-elevage-occupation-terres 

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