Printemps 2053 – Première fois

Au printemps 2053, j’ai entrepris un voyage à vélo à travers la France, parcourant plus de 1000 km sur 6 semaines. Mon but était simple : rencontrer au hasard de mon chemin des inconnus et recueillir leurs histoires. Chacun de nous a des récits personnels qui révèlent bien plus qu’ils ne le laissent paraître. Ces histoires reflètent notre époque, nos territoires,  la complexité et la tendresse des relations humaines. À travers ce projet sur les routes de France, j’ai souhaité capter des témoignages de notre société. Voici l’un d’entre eux.

Pour en savoir plus sur le projet Printemps 2053


Emna
28 ans
Architecte
Rencontré le 23 mai 2053 à Nimes, Gard

Sur mon application qui met en relation des cyclistes voyageurs avec des hôtes, je fais la rencontre d’Emna qui m’offre l’hospitalité pour la nuit. Dans son salon lumineux et sobrement habillé, il y a un sac à dos de voyage à moitié vide, un grand bureau débordant de plans et de dessins.

 

Je viens tout juste de reprendre le travail après un congé sans solde de plusieurs mois. Je suis partie en novembre au Japon et je suis rentrée il y a deux semaines. Vous voyez le sac à dos là bas, ça fait deux semaines qu’il traine ici, j’ai toujours pas pris le temps de finir de ranger. A croire que le ranger totalement signifie que mon voyage est définitivement terminé. J’ai du mal à clore cette expérience qui fut expérience incroyable. […]
Ça faisait longtemps que l’idée d’un grand voyage à l’étranger me trottait dans la tête. L’occasion s’est présentée, je l’ai saisie. C’est-à-dire que le cabinet d’architecture dans lequel je travaille a eu moins de projets que l’année précédente, il y a eu une baisse du chiffre d’affaires et de la quantité de travail. Je me suis dit que c’était l’occasion parfaite pour poser un congé sans solde et partir voyager. […]
J’ai choisi le Japon comme destination parce que j’ai beaucoup étudié l’architecture japonaise lors de ma formation. Je crois que c’est le pays le plus intéressant dans ce domaine. L’architecture traditionnelle japonaise révèle beaucoup de choses sur la singularité des Japonais. Vous saviez par exemple que les maisons traditionnelles n’étaient pas chauffées en hiver ?Enfin, pas chauffé comme en l’entend en occident. Ils considéraient que dans les maisons, il était normal d’avoir froid en hiver et chaud en été. C’était une façon d’être en lien avec l’environnement et les saisons. En hiver, pour se réchauffer, ils utilisaient un chauffage uniquement sous la table à manger. Tout le monde vient s’asseoir autour, à même le sol pour trouver de la chaleur. L’architecture contemporaine est tout aussi fascinante. Les architectes japonais sont incroyablement créatifs, c’est la nation qui a obtenu le plus grand nombre de prix Pritker. On dit souvent que c’est l’équivalent d’un prix Nobel pour l’architecture. […]
Partir au Japon était l’occasion de voir les édifices découverte au cours de mes études. C’est toujours excitant de rencontrer une architecture que l’on connaît sans l’avoir réellement vue. […] Un bâtiment c’est une spatialité. On a beau avoir vu des photos, des vidéos et des plans d’un batiment ou d’un espace, il est réellement possible d’appréhender l’ambiance d’un lieu uniquement sur place. C’est également sur place qu’on se rend compte des détails d’une architecture. Comme on dit dans le milieu, dieu, ou le diable, est dans les détails. Ce sont les petits détails auxquels on ne prête pas forcément attention qui vont faire toute la différence. Une mauvaise évacuation de l’eau de pluie peut provoquer une coulure sur une façade, on ne verra plus que ça. Un autre exemple, récemment, dans l’agence d’archi qui m’emploie, on a travaillé sur la restauration d’un restaurant. Le travail de l’acoustique n’est pas forcément visible et peut sembler être un détail, mais si on conçoit mal les choses, les clients auront du mal à s’entendre et l’expérience sera altérée, voire désagréable. Les Japonais ont un grand souci du détail, il suffit de regarder le travail réalisé sur les menuiseries et charpentes pour comprendre que c’est une grande nation de bâtisseur. […] Autre chose qui m’a marqué et auquel je ne m’attendais pas, c’est le contexte dans lequel sont placées les architectures. Les bâtiments je les connaissais en photos, mais j’oubliais que ces photos  avaient été mises en scène, elles sont prises avec un point de vue choisi et quand le bâtiment venait de sortir de terre. […] On a parfois tendance à voir certains projets comme des œuvres artistiques tout en mettant en second plan la fonction du bâtiment. La finalité n’est pas le bâtiment en lui-même, mais les usagers. Sur place on voit les architectures vivre, je trouve ça important. […]
C’est la première fois que je suis partie aussi loin, aussi longtemps, et seule qui plus est. J’étais à la fois enthousiaste et anxieuse à l’idée de partir. C’est un projet que j’avais en tête depuis plusieurs années. Je me suis fait beaucoup de films et je fantasmais ce voyage, mais quand tout cela a commencé à devenir sérieux, je me suis mis à douter de la pertinence de ce projet. J’avais peur d’être déçu ou de je ne sais quoi d’autre. Enfin bon, si je ne faisais pas ce voyage maintenant, je ne le ferais jamais. Chose que j’aurais regrettée toute ma vie, c’est sûr. En fin de compte, à partir du moment où je suis rentré dans l’avion pour le Japon, je n’avais plus aucun doute, mes inquiétudes ont complètement disparu pour laisser place à une grande excitation.  […]
Vous allez rire, mais l’une des choses qui m’a le plus marqué au cours de ce voyage, c’est le trajet en avion. Je n’étais même pas encore arrivé au Japon que le voyage était déjà fascinant. Vous moquez pas, c’était la première fois que je prenais l’avion (rire). La première nouvelle expérience de ce voyage. Voir le sol s’éloigner, découvrir des paysages et des perspectives dont on a l’occasion de voir qu’en volant c’est quelque chose ! Ce n’est pas quelquechose d’anodin de voyager en avion, il a fallu des siècles à l’humanité pour réussir à quitter le sol, c’est une chance incroyable que de pouvoir voler au-dessus des nuages.
Le trajet a duré plus de 13 h, je crois que je n’ai pas décollé mon regard du hublot.

 


 

L’aviation comme un symbole

L’aviation est un sujet récurrent lorsqu’il s’agit de parler de changement climatique. Les trajets en avion sont devenus un symbole de la problématique environnementale : moins de 20 % de la population mondiale a déjà pris l’avion dans sa vie (1). Ce sont souvent les plus aisés qui ont ce privilège. Pour autant, l’aviation a un impact non négligeable sur le réchauffement climatique. L’exemple du transport aérien met en avant l’injustice climatique : les populations les plus aisées sont celles qui impactent le plus l’environnement. À contrario, les conséquences du réchauffement, tout le monde y est confronté, en particulier les populations vulnérables qui ne peuvent pas s’en protéger aussi bien que les populations aisées (2).
On estime que 10 % de la population mondiale la plus riche (3) est responsable de presque la moitié (48 %) des émissions de gaz à effet de serre (4). Ce sont également les populations les plus riches qui utilisent le plus de ressources naturelles. Ces ressources sont limitées et leur extraction n’est pas sans conséquence sur l’environnement.

La capacité de consommation est proportionnelle au confort économique que l’on détient. Plus nous en avons les moyens, plus nous avons tendance à (sur)consommer. Plus nous consommons, plus nous impactons l’environnement. Par conséquent, ce sont les populations les plus aisées qui devront modifier le plus considérablement leur mode de vie. Ceux qui ont pris l’habitude de passer les vacances de Noël à New York devront y renoncer. Cela ne veut pas dire qu’ils ne prendront plus l’avion, cela signifie qu’ils devront le prendre beaucoup moins souvent.

À l’avenir, la consommation ne sera plus uniquement contrainte pour des raisons économiques, elle le sera également pour des raisons environnementales. Restreindre la consommation est parfois nécessaire pour que la liberté de certains ne se fasse pas au détriment de tous et pour que chacun puisse avoir accès aux ressources qui lui sont nécessaires pour vivre. Aujourd’hui, nous acceptons qu’une partie de la population n’ait pas accès à certains biens pour des raisons économiques. Demain, il faudra accepter que la restriction à la consommation soit appliquée à tous, pour le bien de tous.

(1) Gössling, S., & Humpe, A. (2020). The global scale, distribution and growth of aviation : Implications for climate change. https://doi.org/10.1016/j.gloenvcha.2020.102194

(2) ONU, Philipe Alston, World faces ‘climate apartheid’ risk, 120 more million in poverty: UN expert

(3) Pour faire partie des 10 %, il faut gagner plus de 3000 euros par mois après impôts. (FMI mars 2023)

(4) Les 1 % les plus riches correspondent à 17 % des émissions de GES. STANLEY, A. (2022). Rapport sur les inégalités mondiales 2022. World Inequality Lab.

 

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