Printemps 2053 – Retour aux sources

Au printemps 2053, j’ai entrepris un voyage à vélo à travers la France, parcourant plus de 1000 km sur 6 semaines. Mon but était simple : rencontrer au hasard de mon chemin des inconnus et recueillir leurs histoires. Chacun de nous a des récits personnels qui révèlent bien plus qu’ils ne le laissent paraître. Ces histoires reflètent notre époque, nos territoires,  la complexité et la tendresse des relations humaines. À travers ce projet sur les routes de France, j’ai souhaité capter des témoignages de notre société. Voici l’un d’entre eux.

Pour en savoir plus sur le projet Printemps 2053


Emma
58 ans
Commerçante
Rencontré le 22 mai 2053 à Saint-Génies-de-Malgoirès, Gard

Chaque arrêt dans une nouvelle ville est l’occasion de découvrir de nouvelles spécialités culinaires locales. J’arrive à Saint-Génies-de-Malgoirès en fin de matinée et me mets en quête d’un repas pour le déjeuner. Arrivé dans le centre-ville, je tombe sur un petit magasin à la devanture en menuiserie peinte en bleu. Je m’arrête pour me ravitailler et découvrir les spécialités proposées.

 

Avec ma sœur on a racheté cette boutique qui appartenait à nos arrière-grands-parents. Ils l’avaient fermée et vendue à leur retraite dans les années 2000. Notre père n’avait pas voulu reprendre le flambeau. Il a préféré faire des études en ingénierie à Montpellier. De toute façon le magasin n’était plus vraiment rentable à la fin. À l’époque où mes grands-parents ont vendu, beaucoup de boutiques du centre-ville étaient déjà fermées. Les gens avaient pris l’habitude d’aller faire leurs courses dans le centre commercial construit pas loin d’ici, en périphérie. Enfin, maintenant la zone commerciale a disparu, c’est une entreprise du coin qui a racheté les bâtiments. Ils fabriquent des éléments en bois pour la construction. […]
Je me souviens, petite, lorsqu’on rendait visite à nos grands-parents, le centre-ville était triste à mourir. Beaucoup de magasins avaient fermé et les seules boutiques encore ouvertes ne donnaient pas envie d’entrer, à part si l’on est nostalgique des années 80 (rire). Je ne vais pas vous mentir, la supérette de mes grands-parents méritait aussi un sacré rafraîchissement.
Ils savaient que mon père n’allait pas reprendre la suite donc à quoi bon, ça n’avait pas d’intérêt d’investir du temps et de l’argent pour retaper la boutique. De toute manière, les seules personnes encore clientes étaient des personnes âgées, pour la plupart des amis de mes grands-parents. Changer le décor allait sûrement les perturber (rire). […]
On a racheté la boutique anciennement tenue par mes grands-parents il y a une quinzaine d’années, après le décès de mon père. À l’époque j’étais un peu lassé des grandes villes et aussi certainement nostalgique. Un jour ma sœur m’envoie une photo de l’ancienne supérette en vente, c’était devenu un garage privé. Ça appartenait à un habitant de l’immeuble qui y mettait sa voiture et s’en servait comme garde-meuble. Elle m’envoie ça sans arrière-pensée, juste comme ça. Au début, l’idée de racheter est venue comme une blague, jamais je n’aurais pensé que cette idée allait se concrétiser. Je sais plus qui de nous deux a lancé ça. Probablement moi, j’en avais marre de mon métier et je voulais quitter la ville. Après, on a commencé à en parler de plus en plus sérieusement. Jusqu’à sauter le pas il y a trois ans maintenant.
Par rapport à notre enfance, le village s’est transformé ! La population a rajeuni et le centre-ville a retrouvé des couleurs. Je n’aurais jamais déménagé ici sinon. […]
Ce n’est pas forcément simple de tout quitter pour aller vivre ailleurs, d’autant plus dans un petit village. Ma sœur prenait moins de risques, elle habitait déjà Saint-Génies depuis longtemps. À par elle, je ne connaissais personne quand j’ai débarqué ici. Je craignais la solitude. Finalement, les choses se sont faites assez naturellement, il faut dire que la boutique a beaucoup aidé. On prend le temps de discuter avec les clients et aussi avec les Maraichers et les artisans qui nous livrent les produits.
On vend principalement des produits du coin, on a de la chance d’habiter dans une région dont la production est assez diversifiée, on arrive à trouver beaucoup de choses localement.

 


 

Consommer différemment

Au début de XXe siècle, le syndrome des rideaux baissés touche une grande partie des petites et moyennes villes françaises. Les centres-ville périclitent, les commerçants ferment les uns après les autres (1). Les grands gagnants : Les centres commerciaux situés en périphérie des villes. Ils ont tout pour plaire : on y trouve tout ce dont nous avons besoin au même endroit, il y a l’embarras du choix, les prix sont ultraconcurrentiels et on peut facilement se garer sur les immenses parkings. Quand on habite un quartier résidentiel, c’est plus compliqué de prendre sa voiture et de se garer devant la boulangerie du centre-ville.
Quelles sont les fragilités de ces centres commerciaux ? Pourquoi risquent-ils de péricliter ? Pourquoi y aurait-il un retour en grâce des petits commerces de proximité des centres-ville ?
Un des problèmes centraux des centres commerciaux est l’artificialisation des sols pour construire ces immenses centres avec ses immenses parkings. Il y a aussi la question de la dépendance à la voiture des consommateurs (2).
Un autre problème de ces centres commerciaux, ce sont les produits. Ils viennent souvent de loin, on ne sait pas dans quelles conditions ils sont faits, on ne connait même pas la moitié des ingrédients des madeleines de grande marque que l’on mange tous les jours. Le consommateur souhaite de plus en plus connaître l’origine et la contenance des aliments. On le voit, les publicités parlent de plus en plus de l’origine des produits, du côté « artisanale » et local de ce qu’elles souhaitent nous vendre (3).
Dans les supermarchés, il y a des milliers de références de produits venant du monde entier. Par exemple, pour acheter un ketchup, le supermarché nous propose fréquemment des dizaines de marques différentes. « Une bonne chose, nous avons l’embarras du choix ! » Mais cette surabondance de choix ne nous rend pas la vie meilleure. C’est peut-être l’inverse (4).
Un autre mauvais point pour les centres commerciaux : la perte de lien sociale. Dans les petits commerces du centre-ville, on prend le temps de discuter avec les commerçants, ce n’est pas le cas dans le supermarché, le caissier ou la caissière doit se dépêcher pour ne pas faire trop attendre le client suivant. De toute façon, à part « bonjour », « merci » ou « par carte », vous n’avez rien à lui dire au caissier ou à la caissière. Lui non plus d’ailleurs. Il ne va pas vous parler des produits que vous achetez, il ne connaîtrait sûrement pas grand-chose à leur sujet. Se serait même déplacé qu’il fasse un commentaire de ce qu’il y a dans votre caddie. Le boucher de quartier, lui, aurait pu vous parler de ses produits qu’il connaît bien, vous conseiller tel ou tel produit pour réaliser une choucroute. Il aurait pu vous parler de l’éleveur, de comment sont traités les animaux. Et de plein d’autres choses si vous le connaissez bien.

 

(1) Villes petites et moyennes : des centres-villes en souffrance (22 mars 2021). Vie Publique.
https://www.vie-publique.fr/eclairage/277179-villes-petites-et-moyennes-des-centres-villes-en-souffrance
Razemon, O. (2016). Comment la France a tué ses villes. Broché Comment la France a tué ses villes. Rue de l’échiquier

(2) Les centres commerciaux ont été construits selon une vision de l’aménagement du territoire visant une séparation spatialement les activités. Les zones commerciales, d’habitations, de loisirs ou industrielles sont séparées, parfois par de longues distances. Ces zones sont reliées par des réseaux de transport qui dans beaucoup d’endroits se résument au réseau routier. L’usager est dépendant de la voiture. 

(3) Le développement d’appli visant à connaitre les qualités et défauts des produits alimentaires (Yuca, Quel produit ?, BuyOrNot, Open Food Facts), l’instauration du nutriscore, les publicités mettent de plus en plus en avant la qualité sanitaire, sociale et environnementale des produits vendus se développent.

(4) Selon les travaux du psychologue Barry Schwartz, avoir trop de choix provoque une difficulté de prise de décision ainsi que de l’insatisfaction voire de la frustration.
Schwartz, B. (s. d.). Le paradoxe du choix [Vidéo]. TED Talks.
https://www.ted.com/talks/barry_schwartz_the_paradox_of_choice?language=fr

 

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